Dans un monde où les tensions interreligieuses s’exacerbent, la question de la liberté d’expression religieuse dans les sociétés laïques se pose avec une acuité nouvelle. Comment concilier le respect des croyances individuelles avec les principes de laïcité qui fondent nos démocraties modernes ?
Les fondements juridiques de la liberté d’expression religieuse
La liberté d’expression religieuse est un droit fondamental consacré par de nombreux textes internationaux et constitutions nationales. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 affirme dans son article 18 que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Ce principe est repris et développé dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.
Au niveau européen, la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté de religion dans son article 9. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne réaffirme ce droit dans son article 10. Ces textes posent le cadre juridique général dans lequel s’inscrit la liberté d’expression religieuse.
Dans le contexte français, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État constitue le socle de la laïcité. Elle garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, tout en posant le principe de neutralité de l’État vis-à-vis des religions. Cette loi a été complétée par diverses dispositions législatives et jurisprudentielles au fil du temps.
Les limites à la liberté d’expression religieuse
Si la liberté d’expression religieuse est un droit fondamental, elle n’est pas pour autant absolue. Les textes juridiques prévoient des restrictions possibles, notamment pour des raisons d’ordre public, de sécurité, de santé ou de morale publiques. Ces limitations doivent être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et être proportionnées.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a précisé les contours de ces restrictions. Dans l’arrêt Kokkinakis c. Grèce de 1993, elle a par exemple considéré que l’interdiction du prosélytisme abusif était compatible avec la Convention. L’arrêt S.A.S. c. France de 2014 a quant à lui validé l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, au nom du « vivre ensemble ».
En France, la loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics illustre ces limitations. Plus récemment, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a introduit de nouvelles restrictions, notamment en matière de neutralité religieuse des personnes concourant à l’exécution d’un service public.
Les défis contemporains de la liberté d’expression religieuse
L’exercice de la liberté d’expression religieuse dans les sociétés laïques soulève aujourd’hui de nombreux défis. La montée des intégrismes religieux et la radicalisation de certains groupes posent la question des limites à apporter à cette liberté pour préserver l’ordre public et la cohésion sociale.
Le développement des réseaux sociaux et d’Internet a par ailleurs profondément modifié les modalités d’expression religieuse. La diffusion massive et instantanée de contenus religieux, parfois extrémistes, interroge sur la nécessité de nouvelles régulations.
La question du port de signes religieux dans l’espace public reste un sujet de débats intenses. Si la France a opté pour une approche restrictive, d’autres pays européens comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne ont adopté des positions plus libérales.
L’accommodement raisonnable, concept développé au Canada, propose une approche pragmatique pour concilier liberté religieuse et laïcité. Il vise à trouver des solutions au cas par cas, en tenant compte des spécificités de chaque situation. Cette approche suscite un intérêt croissant en Europe, bien qu’elle reste controversée.
Vers un nouveau modèle de laïcité ?
Face à ces défis, certains appellent à repenser le modèle de laïcité. Le philosophe Jean Baubérot propose ainsi le concept de « laïcité inclusive », qui viserait à mieux prendre en compte la diversité religieuse de nos sociétés tout en préservant la neutralité de l’État.
D’autres, comme le politologue Olivier Roy, plaident pour une « laïcité intelligente » qui s’adapterait aux évolutions sociétales sans renier ses principes fondamentaux. Ces réflexions alimentent un débat crucial sur l’avenir de nos démocraties plurielles.
La jurisprudence joue un rôle essentiel dans cette évolution. Les décisions des cours suprêmes nationales et de la Cour européenne des droits de l’homme contribuent à façonner progressivement un nouveau cadre juridique pour l’expression religieuse dans l’espace public.
Le défi majeur pour nos sociétés est de trouver un équilibre entre la protection de la liberté d’expression religieuse et le maintien d’un espace public neutre et apaisé. Cet équilibre, nécessairement dynamique, devra s’adapter aux évolutions sociétales tout en préservant les valeurs fondamentales de nos démocraties.
La liberté d’expression religieuse dans les sociétés laïques reste un sujet complexe et sensible. Si le cadre juridique actuel offre des garanties importantes, il est constamment mis à l’épreuve par les évolutions sociétales et technologiques. Le défi pour nos démocraties est de préserver cet équilibre fragile entre liberté individuelle et cohésion sociale, dans le respect des principes de laïcité.